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Les chars progressaient comme des pachydermes assommés par leur propre poids. Les victuailles amassées sur leurs ponts avaient été fermement sanglées, à cause de la topographie des lieux qui engendrait un cahot particulièrement éreintant pour les cochers. Par moment, on entendait le bruit d’un fouet ou un encouragement destiné aux chevaux de trait, dont le labeur les avait couverts d’écume.
L’escorte était composée d’une trentaine de cavaliers en armures légères, faites de cuir et de bronze. De longs cheveux en pagaille, colorés avec des pigments rouge écarlate, pendaient dans leur dos, et ils portaient des haches et des épées peu décorées mais à la facture impeccable. Ils étaient costauds, et leurs gestes fluides et l’air altier qu’ils affichaient témoignaient d’une grande confiance en leurs capacités. Ces guerriers représentaient le parfait intermédiaire entre la sauvagerie du barbare et le raffinement de l’homme civilisé.
C’est d’ailleurs ainsi qu’on pouvait caractériser la plupart des Raveniens.
Caché derrière un rocher nappé de mousse, Gorgar s’octroya un rapide coup d’œil. Le convoi se rapprochait de sa position et dans quelques instants, il pourrait donner l’ordre d’attaquer. Ces quelques chariots représentaient une source de vivres importante et son armée avait grandement besoin d’approvisionnements de ce genre. Les razzias effectuées dans les villages de ce territoire de malheur ne pouvaient pas à elles seules nourrir autant de bouches.
Gorgar avisa les trente guerriers qui attendaient, camouflés parmi les arbustes et le branchage mort. Malgré le fait que ces hommes aient intégré les rangs des Vampires depuis peu, c’était tous des vétérans qui avaient traversé de nombreux conflits. Certains étaient jeunes, à peine la vingtaine, mais la plupart portaient les marques de l’âge mûr ainsi qu’une impressionnante collection de cicatrices. Mercenaires triés sur le volet, ils représentaient la fine fleur de l’armée d’invasion de Toloch-Shaar avait envoyé vers Klosterfold, la forteresse qui protégeait la passe menant au royaume de Kaldonie. Chaque homme avait reçu depuis peu son armure, construite sur mesure, dont le plastron présentait une chauve-souris en plein essor, magnifiquement ciselée. Gorgar fit quelques pas en arrière et s’approcha de Balanach, son capitaine. Il lui glissa à voix basse :
— J’attaque. Rejoignez-moi, lorsque le temps sera venu.
Le gigantesque guerrier acquiesça. Son heaume à cornes avait été lustré le matin même et sa surface noire brillait sous les derniers rayons du crépuscule. Balanach connaissait son supérieur et ses petites manies avec les nouvelles recrues des Vampires.
Gorgar fit craquer sa nuque en s’étirant. Son casque libérait des fumerolles par les trous disposés sur le bec de fer forgé, signe que les herbes se consumaient à l’intérieur. Ainsi, il emplit ses poumons de plusieurs inspirations saturées de drogue et sauta par-dessus les créneaux de rocaille qui leur avaient servi de rempart. Ses enjambées se firent de plus en plus longues et rapides, et à chaque fois que les semelles de ses bottes touchaient le sol, des nuages de poussières s’envolaient dans son sillage.
Les Raveniens immobilisèrent leur convoi et les gardes se mirent en position. Leurs hongres rouspétaient sous la douleur causée par les mors. Les cavaliers étaient tendus, et ils avaient de la peine à comprendre ce qui se passait. Un homme seul les chargeait !
Deux cavaliers éperonnèrent leur monture et cavalcadèrent en direction de leur mystérieux agresseur. Les guerriers tenaient de longues lances aux hampes renforcées, dont les pointes luisaient faiblement. Gorgar attendit le dernier instant pour sortir ses deux épées, glissées dans leurs fourreaux dorsaux. Les armes tenues à la manière de grands poignards, le seigneur de guerre s’écarta de la première lance en se jetant au sol, les pieds en avant. Sa course effrénée lui avait donné suffisamment d’élan pour qu’il exécute son mouvement à la perfection : couché sur le dos, il glissa sur plusieurs mètres, au grand dam du Ravenien de tête, dont la monture poussa un hurlement de douleur. L’épée de Gorgar venait en effet de trancher le jarret de sa patte arrière. Le hongre s’effondra sur la terre rendue aussi dure que la pierre et se brisa la nuque, envoyant son cavalier tutoyer quelques instants les airs. Le corps de l’homme heurta finalement une vieille souche d’arbre et s’y brisa.
Gorgar mit un terme à sa glissade en utilisant un rocher comme point d’appui. Ses deux talons s’y bloquèrent et le seigneur de guerre effectua un saut en extension. Cette fabuleuse prouesse acrobatique avait pour but de déstabiliser le second Ravenien, dont la lance ne fit qu’effleurer l’armure de son adversaire. Alors qu’il bondissait, Gorgar fit décrire à sa lame de gauche une courbe horizontale. La tête du Ravenien se décolla du torse dans une effusion de sang et le cadavre vida les étriers.
Gorgar se réceptionna au milieu d’un gémissement d’effort. Sans perdre une seconde, il se détourna de sa charge originelle. A la place de rejoindre les rangs serrés des gardes du convoi, il se dirigea à vive allure vers le hongre du deuxième Ravenien, qui, déboussolé, trottait non loin de la dépouille de son maître décapité. Comme le général de Toloch-Shaar l’avait supposé, cette bête était habituée aux batailles et aux gesticulations brusques de son entourage, et elle ne détalla pas lorsqu’il se porta à sa hauteur. Gorgar se hissa sur la selle et joua des éperons. Surpris, le hongre renâcla brièvement puis galopa en direction des lignes de Raveniens. Ces derniers manifestaient des signes de nervosité de plus en plus marqués. Certains avaient même toutes les peines du monde à garder la cohésion intimée par leurs chefs de cohorte, et on voyait leur cheval sortir des rangs pour les réintégrer aussitôt. Plusieurs de ces guerriers avaient maintenant identifié leur assaillant : le Corbeau Noir était sur eux !
Echaudés par les ordres et les appels au patriotisme, les Raveniens tendirent leurs lances et une haie défensive qui aurait fait reculer n’importe quel attaquant. Mais Gorgar n’en avait cure. Bien plus, il avait anticipé ce comportement. Il glissa ses épées dans leurs fourreaux respectifs, de manière à se libérer les mains, et sortit de sa ceinture deux étoiles de métal. Les armes de jet possédaient cinq branches aiguisées comme des rasoirs. Gorgar ramena ses deux bras en arrière, serrant les cuisses afin de se stabiliser sur le dos de sa monture, et lança les étoiles de manière synchrone. Deux Raveniens s’effondrèrent, le front transpercé par les vicieux projectiles.
Quelques secondes plus tard, Gorgar arriva au contact. C’est alors qu’il procéda à une nouvelle feinte à laquelle aucun lancier ne s’attendait. Le seigneur de guerre, accroupi sur la selle à la manière d’un acrobate de cirque, avait dirigé son hongre sur le hérissement de pointes tendues dans sa direction. Dans un hennissement d’horreur, le pauvre animal s’y embrocha. Son poitrail explosa au contact des lances, répandant du sang et des tripes dans toutes les directions. Gorgar venait d’utiliser son cheval comme un obus de chair et d’os ! Cela eut pour effet de désarçonner une bonne dizaine de Raveniens. Comble de la surprise, Gorgar avait également profité de l’impulsion conférée par le choc de la charge pour bondir en avant, de façon prodigieuse. Ainsi, il survola un instant les cavaliers médusés, atterrit lourdement non loin d’un chariot, roula au sol et se releva dans le même mouvement. C’était comme si chaque geste avait été maintes et maintes fois répété, à la manière d’une chorégraphie digne des plus grands danseurs du Centre. Pourtant, il n’en était rien. Gorgar puisait simplement dans ses réflexes et son intuition. Il était le plus grand guerrier du monde connu, le champion parmi les champions.
Depuis leur cachette, les nouvelles recrues des Vampires avaient assisté au spectacle avec des yeux ronds d’étonnement. Balanach gloussa sous son casque à cornes. C’était une habitude de son supérieur de se conduire de la sorte ; par ce genre de hauts-faits, Gorgar imposait sa suprématie et faisait naître le respect et la fascination dans le cœur de ses hommes. Balanach dégaina le hachoir monstrueux qu’il transportait dans son dos et s’adressa aux Vampires.
— En avant. N’ayez aucune pitié. Ce soir, nous aurons du pain frais, des fruits et du vin sur nos tables. Je ne veux aucune perte dans nos rangs. Entraidez-vous, frappez de concert comme si vous n’étiez qu’une seule et même entité. Car dorénavant, vous êtes des Vampires, et notre fratrie est invincible !
Les guerriers en armure noire beuglèrent en chœur et suivirent Balanach, qui courait déjà en direction de l’ennemi. Dans la zone des combats, ils virent Gorgar, debout sur le pont arrière d’une charrette, occupé à abaisser ses deux épées sur les rangs serrés des cavaliers. A chaque fois qu’il relevait l’une de ses armes, c’était pour frapper à nouveau, avec une précision implacable : ses lames se frayaient un chemin entre les protections de ses adversaires et tranchaient les chairs dans un déluge d’hémoglobine. Gorgar, drogué par les herbes dont il respirait les effluves, ne laissait transparaître aucune émotion. Il agissait par automatisme, programmé qu’il était pour tuer tous ceux qui osaient l’affronter. Ses épées ne distribuaient pas seulement la mort, mais également le désespoir.
Quant aux Raveniens, ils ripostaient avec des estocades parfaitement exécutées, mais leurs lances mais ne perçaient que de l’air. Ce spectre venu de l’est les narguait depuis son perchoir et surtout les couvrait de honte !
Peu avant d’enfoncer l’arrière-garde des Raveniens, les Vampires éprouvèrent un frisson glacé, de ceux qui vous obligent à secouer les épaules pour vous en défaire. Ce n’était ni la bataille, ni à la peur de mourir qui était la cause d’une telle sensation, mais bel et bien une fierté qui confinait à l’orgueil le plus parfait. Les Vampires ! Ils faisaient partie des Vampires ! Et ce type, ce guerrier ambidextre et virtuose, était leur seigneur. Et il le serait à jamais, car rien n’était plus beau que de le suivre !
Gorgar. Le Corbeau Noir. Le Champion de Toloch-Shaar.
Ca me donne l'occasion de dépeindre des personnages hauts en couleurs et pas forcément très... gentils! 
"pour l'instant je suppose" 
